Commemoration

Dans la fresque qui orne le grand mur de la salle du chapitre du couvent Saint-Marc de Florence, Fra Angelico a représenté saint Dominique. Il a placé son visage au centre d’un déploiement d’autres visages reliés par une branche qui comme celle de vigne se déploie largement dans l’espace. Ainsi Fra Angelico a exprimé le lien vital entre le fondateur de l’Ordre des prêcheurs et ses fils spirituels donnés en exemple à la communauté qui se réunit en cette salle. Le large panneau de fresque donne à voir les figures des plus éminents parmi les serviteurs de l’Église. On y voit deux papes, plusieurs cardinaux, patriarches et évêques, quelques grands théologiens et prédicateurs honorés au quattrocento en Italie. Le mouvement pourrait s’étendre… et sans aucun doute la fresque porterait le visage de notre confrère le cardinal Georges Cottier avec le titre de « théologien de la maison pontificale ». Cette fonction, traditionnellement réservée aux Dominicains. Son exercice implique une grande discrétion – sur ce point, Georges Cottier fut exemplaire. Il n’était pas de ceux qui se laissaient faire par les journalistes curieux de quelques informations d’autant plus intéressantes qu’entourées du secret. Non, il accomplissait sa tâche avec application et discrétion. Pourquoi mentionner dès l’entrée cette fonction sur laquelle je n’ai rien à dire, sinon parce qu’elle représente un point nodal pour comprendre l’unité et la fécondité d’une vie.

Georges Cottier était suisse. Ce petit pays au centre de l’Europe est connu pour sa neutralité dans les guerres qui ont ravagé l’Europe, pour sa stabilité politique et sa richesse liée à un système bancaire international. On omet souvent de reconnaître qu’étant multilinguistique, selon une organisation fédérale bien réglée, il est un lieu de passage entre les cultures des grands ensembles européens et tout particulièrement pour ce qui relève de la rencontre entre les traditions latine, italienne ou française et germanique : une vocation à la paix dans les terribles guerres qui ont des motifs politiques, économiques mais aussi et d’abord culturelles. Georges Cottier né le 25 avril 1922 a été étudiant en lettres à l’époque où la Suisse était témoin de l’essor des totalitarismes européens. Il a connu les cercles d’étudiants marqués par l’influence de celui qui était alors l’abbé Journet, grand théologien de l’Église par la suite, ami du pape Paul VI, cardinal. Dans ces cercles, face au nazisme, la neutralité officielle du gouvernement suisse n’était pas acceptée dans la mesure où elle devenait une caution, voire une complicité, avec les méfaits de l’emprise du nazisme sur le monde germanique. Cet esprit de résistance passait par des actions de solidarité. Pendant la guerre, bien des résistants français bénéficiaires de ces réseaux dont le centre était à Genève. La résistance au totalitarisme ne concernait pas seulement le Nazisme ; elle concernait aussi le communisme dirigé par Staline. C’est dans ce souci de lutte pour la liberté, que Georges Cottier prit comme sujet de thèse pour son doctorat la pensée de Karl Marx. Sa thèse, publiée sous le titre Du romantisme au marxisme, était novatrice dans le monde de la pensée ; elle allait à la source et elle était plus profonde que les études universitaires classiques, tant celle des marxistes que de leurs adversaires. Cette thèse n’était pas seulement une exégèse des textes de Marx, elle en relevait la genèse et plaçait sa réflexion dans l’ensemble du mouvement de la pensée européenne. Une porte s’ouvrait pour une autre compréhension des racines et des enjeux des drames liés aux totalitarismes en quête de la domination du monde.

Après la guerre, G. Cottier entra dans l’ordre des Dominicains. Il fut formé à Paris, dans cette ville bouillonnante d’initiatives dans une Europe en reconstruction et où jésuites et dominicains ouvraient les voies qui furent au cœur du Concile Vatican II. Il y connut un « thomisme ouvert ». Il revint ensuite en Suisse pour fonder un couvent dans l’agglomération de Genève ; il se fixa ensuite à Fribourg professeur de philosophie, chargé maître ès pensée allemande et française. Ses compétences philosophiques firent de lui un expert auprès du pape Paul VI dans le souci de la paix. Georges Cottier fut un des intellectuels engagés dans le dialogue avec les divers athéismes dans le cadre du Conseil Pontifical pour les Incroyants. Il participa à de très nombreuses conférences internationales, comme expert. Sa démarche érudite était rigoureuse et lucide sur l', tout à la fois ouverte et sans concession. En 1989, il fut nommé « théologien de la maison pontificale » par le pape Jean-Paul II. Cette nomination marquait une rupture avec le thomisme étroit de son prédécesseur à ce poste. Georges Cottier était dans la tradition de Jacques Maritain et des Pères conciliaires, en particulier sur le point décisif de la liberté de conscience. Je ne présenterai pas ici ses travaux théologiques ni ses publications en ce domaine, car elles ne concernent pas directement le monde de la science, objet de nos études académiques. Un point mérite d’être relevé. La théologie de Georges Cottier s’inscrit dans la compréhension du salut développée par saint Thomas d’Aquin : le don de Dieu et sa présence (la grâce) n’abolit ni de détruit la nature, elle l’accomplit. Il en résulte une quête d’unité et d’harmonie entre les savoirs.

Un autre point me semble important à relever dans le cadre de nos travaux. La référence à saint Thomas n’est pas étrangère à la présence de Georges Cottier à l’Académie Pontificale des Sciences. Pour lui, Thomas d’Aquin représente un modèle pour le rapport avec les sciences de la nature. Nul n’ignore que la pensée chrétienne latine a été influencée par saint Augustin. Celui-ci a entraîné la philosophie dans une perspective spiritualiste, voire dualiste. Albert le Grand puis Thomas d’Aquin ont redécouvert Aristote, philosophe qui fondait la démarche philosophique sur les sciences de la nature. Thomas d’Aquin a lu et commenté les œuvres scientifiques d’Aristote – en premier lieu les traités concernant les vivants. Dans l’école thomiste, les données des sciences de la nature doivent être reçues comme un fondement. Aussi les bouleversements dans les connaissances scientifiques doivent être l’occasion d’un renouvellement de la théologie et même d’un approfondissement. Cette tâche n’est pas facile. Georges Cottier l’a mené avec rigueur, prudence et audace. Ainsi lors de la publication de l’encyclique Humanae Vitae, Georges Cottier a manifesté son désaccord sur certains points de l’argumentation pontificale – qui effectivement ne correspond pas à la manière dont saint Thomas articule le « naturel » et l’ « artificiel ». Georges Cottier fit partie de ceux qui refusèrent que l’encyclique de Paul VI soit considérée comme une déclaration doctrinale infaillible – ce qui ne réduit en rien la valeur de la doctrine traditionnelle du mariage comme sacrement, au contraire. Ainsi Georges Cottier est-il une figure de liberté dans la réflexion philosophique et théologique – cette liberté qui est le fruit de l’érudition et de la finesse de l’intelligence qui pénètre à l’intime du réel et l’ouvre sur le mystère de la création et de la vocation humaine à l’éternité. Georges Cottier fut et restera un modèle de liberté de pensée, selon l’idéal de notre Académie.

Jean-Michel Maldamé